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La Suisse francophone et le Syndrome Picoche
L’automne étant propice à l’introspection et au tri d’archives, y compris sonores, c’est avec plaisir et curiosité sociologique que je me suis écouté deux coffrets d’Énigmes et Aventures, le feuilleton radiophonique qui a passionné ma mère, et ses parents avant elle, une série née en 1946 et disparue en 1989, 43 ans d’existence quand même, une des productions vedettes de la Radio Suisse Romande.
C’est habile, enlevé, légèrement immoral – il y a des collectionneurs marrons, des trafiquants de drogue, des maîtresses délurées… – une immoralité qui, par le biais de la fiction, entrait dans tout les foyers romands les lundi soir, et devait donner des idées aux auditeurs/trices. C’est bien écrit, les dialogues fonctionnent, les textes sont efficaces, écrits par Georges Hoffmann, Marcel de Carlini, Jacques Bron ou Isabelle Villars, comédienne occasionnelle dans la série, les titres sont facétieux et aguicheurs : On ne meurt pas deux fois, L’Étui à clarinette, Le Petit chat est mort, Picoche mène l’enquête, Arsenic et vieilles rancunes, Un ami qui vous veut du bien, Il faut fermer le paradis ou Nestor… ? Connais pas ».
On se dit que c’est bien dommage que la fiction radiophonique ait pour ainsi dire disparu de la RTS et pas seulement parce qu’elle donnait du travail à nos comédiens – François Silvant disait qu’il avait commencé sa carrière par des rôles costumés dans des pièces radiophoniques – et à nos meilleurs écrivains (Dürrenmatt et Frisch, entre autres, ou l’excellente Simone Collet, dans nos régions), mais aussi parce qu’il y a dans la fiction radiophonique, à cause des budgets moindre qu’elle exige, quelque chose de très libre, de très souple, de très créatif qui se rencontre rarement côté télévision. On remercie en passant David Collin et son Labo, sur Espace 2, de relancer le genre avec un Hillary & Donald à la Maison Blanche scénarisé par plusieurs auteurs.
Pour en revenir à Énigmes et Aventures, les personnages récurrents étaient devenus des vedettes, l’asthmatique Commissaire Gallois, toujours dépassé et au bord de l’asphyxie, interprété par André Davier, le sagace et viril détective Roland Durtal (un René Habib bogartien à la voix enfumée), son assistant Désiré Picoche, genre titi parisien mais lymphatique, interprété par un Sacha Solnia qui, vocalement, était le Jean Tissier de la Radio romande, sans oublier Marie (Claude Abran), la bonne ronchonne de Roland Durtal (les détectives privés ont beau plonger dans le linge sale, ils ne font jamais la lessive) et Cassius, le chat.
Ça permettait aussi aux grands comédiens suisses de cachetonner régulièrement, ils y ont tous passé une fois ou l’autre, et même plutôt deux fois qu’une, Georges Wod, Lise Lachenal, André Faure, Adrien Nicati, François Simon, Michel Cassagne, Isabelle Villars, Guy Tréjan, Corinne Coderey, Jean Bruno, Jean-Charles Fontana, Lise Ramu, Séverine Bujard, Michel Viala, Alfredo Gnasso…
Mais ce qui m’a frappé, c’est que la série se passe à Paris, le Commissaire Gallois fait partie de la Police Judiciaire, et les protagonistes sont censés être français, d’où un accent un peu forcé, même pour des comédiens genevois, avec des expressions vaguement argotiques qui n’ont rien à voir avec la manière dont on pouvait parler alors en Suisse francophone.
Et puis les conventions – qu’on retrouvera plus tard dans les séries américaines –, le commissaire efficace mais fonctionnaire obtus et lent contre lequel se heurte l’intelligent et tenace Durtal, aidé de son assistant, le petit rigolo Picoche, qui aime les nanas, pardon les p’tites pépées, et le bon vin.
Et puis ces situations factices : ces fausses grandes familles bourgeoises ou aristocrates, françaises, bien sûr, puisqu’on y entend des trucs comme « les domestiques doivent rester à leur place », « nous avons un rang à tenir », « nous ne pouvons pas nous permettre de… », « des gens de notre niveau… », tout cela assez idiot, terriblement vieillot à écouter aujourd’hui.
C’est qu’on imite des situations françaises, sur un modèle déjà artificiel au départ, et qui ne correspondait de toute façon à aucune réalité suisse. C’est un des exemples types de ce côté un peu dénaturé, acculturé, de la culture suisse francophone, qui trouve souvent plus valorisant d’imiter ce qu’elle pense être typiquement français (dans l’écriture, dans la chanson, dans le rap, dans les débats télévisés, dans le ‘stand up’…) – et de plus en plus pseudo-américain, aussi –, de créer quelque chose sur une impression de quelque chose d’autre.
Entendons-nous, il n’est pas ici question de tomber dans le conformisme contraire, tout aussi factice, qui serait de rechercher, de se référer, de se cantonner, dans le sens littéral du terme, à une culture ‘romande’ qu’on serait bien en peine de définir. Il me semble que c’est plutôt quelque chose lié à une sincérité de la création.
Les Suisses allemands n’ont pas ce problème, et je me demande ce qu’il en est des suisses italiens ?
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